Le carnet Hypotheses du consortium Huma-Num Canevas

présentation

Le Consortium Huma-Num CANEVAS (Consortium pour l’ANnotation, l’analyse Et l’archive de la Vidéo appliquées aux Activités Scientifiques) a été labellisé en 2022.

Il est hébergé par la MSH-Paris Nord. Son objectif est d’instrumenter les recherches en SHS qui font usage de vidéos en facilitant les actions telles que : annoter, commenter, analyser, fouiller, partager, archiver des corpus vidéos. Pour cela, le consortium développe des outils dédiés, des standards (FAIR) et des bonnes pratiques.

Le traitement de corpus audiovisuels constitue en effet un enjeu fondamental pour les Sciences Humaines et Sociales. Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une problématique récente. En Histoire par exemple, la pratique de l’analyse filmique est répandue et même institutionnalisée depuis des dizaines d’années et elle concerne aujourd’hui une multiplicité de champs disciplinaires tels que la Sociologie, ou les Sciences de l’éducation, à quoi s’ajoutent bien sûr les disciplines telles que les Sciences de l’information et de la communication ou les Etudes cinématographiques, pour lesquelles l’usage de documents audiovisuels est pour ainsi dire natif. Le passage au numérique en a cependant modifié significativement les modalités et les potentialités. Avec la production de plus en plus massive de documents audiovisuels numériques et leur circulation accélérée sur Internet, ce sont véritablement de nouveaux continents qui émergent aujourd’hui pour la recherche. Or, malgré l’ancienneté des travaux en SHS s’appuyant sur la vidéo, les chercheurs manquent encore d’outils adaptés et appropriés à ces pratiques. Plus largement, ils manquent aussi de formation, de normes et de standards qui leur permettent de rendre accessibles leurs travaux de manière large et sur le long terme. Jusqu’à aujourd’hui, dans ces recherches, des formes de bricolage subsistent, qui contrastent avec les avancées réalisées autour de la fouille et de l’analyse instrumentée de textes. Pourtant, comme le soulignaient les auteurs du volume des Cahiers du numérique consacré au thème des « humanités délivrées », l’un des principaux enjeux actuels des Humanités numériques est précisément de se saisir de nouvelles formes de littératies « hors du livre » (Clivaz, Vinck, 2014, p. 9) qu’il s’agisse de nouvelles formes de cultures orales, visuelles ou multimédiatiques.

Comment alors traiter, investiguer et analyser la profusion contemporaine de documents audiovisuels numériques ? C’est précisément là l’objet de ce consortium. Mettre en œuvre des recherches en SHS s’appuyant sur des corpus audiovisuels implique de se saisir de différents types d’enjeux tous aussi cruciaux : modalités d’hébergement et archivage des documents audiovisuels, outils de fouille et d’analyse, stratégies de partage et valorisation. Autant de dimensions qui font l’objet de nombreuses expérimentations mais qui n’ont pas trouvé à ce jour de réponses pérennes. 

Le réseau que nous visons à formaliser et à étendre à travers ce consortium s’est tout d’abord constitué autour de la question de l’annotation. La prise de notes étant le support naturel de toute activité de recherche (qu’elle porte ou non sur la vidéo), il est en effet indispensable pour le chercheur d’avoir, au cours de ses activités, la possibilité d’associer ses analyses ou ses commentaires aux matériaux qui constituent son corpus et de pouvoir les partager aisément avec une communauté de pairs. Entre 2010 et 2013, dans le cadre du programme de recherche Cinecast, Michael Bourgatte a conduit une ethnographie – reposant sur la conduite d’entretiens semi-directifs – auprès de chercheurs en SHS travaillant sur des matériaux audiovisuels (films, séries, documentaires, journaux télévisés), dans un contexte d’avènement des technologies centrées sur l’utilisateur. Cette enquête a permis de découvrir que les pratiques relèvent souvent d’un « bricolage » nécessitant de faire avec « les moyens du bord ». Ces chercheurs utilisent des crayons et du papier ou des logiciels ordinaires de traitement de texte.

Le travail d’analyse manuel se fait généralement en plusieurs étapes : ils prennent des notes factuelles consistant à relever des éléments-clés de la structure narrative (personnages, décors ou effets de montage), puis, ils reviennent sur le contenu pour affiner leur analyse, confirmer des intuitions, consigner de nouvelles données. La prise de notes est donc nécessairement linéaire, ce qui ne facilite pas la circulation dans le matériau filmique. Autant cette manière de procéder est aisée lorsqu’on manipule un ouvrage papier, autant elle devient fastidieuse et chronophage lorsqu’on explore un contenu audiovisuel. L’historien Rémy Besson en a par exemple fait l’expérience en travaillant sur un corpus d’entretiens filmés qu’il souhaitait annoter pour expliciter les propos tenus par les protagonistes de ses recherches. Pour cela, il a dû trouver des solutions pour répondre à ses besoins en encapsulant des vidéos streamées (diffusées en direct depuis un site distant) depuis la plate-forme Vimeo vers un site dédié, puis en insérant des contenus périphériques : textes de présentation, mots-clés, etc. Au problème de l’analyse elle-même s’ajoute celui de la médiatisation des recherches en ligne (contenu auiovisuels et annotations périphériques). Dans le même ordre d’idée, l’enquête menée par M. Bourgatte s’appuyait aussi sur le cas de la chercheuse Hélène Fleckinger qui devait faire face à des besoins de présentation de son corpus et des annotations associées. Fleckinger travaillait au repérage des protagonistes de mouvements féministes dans un corpus de films documentaires au sein d’un projet baptisé « Bobines féministes ». Pour cela, elle utilisait un logiciel pour insérer des marqueurs sur les films chaque fois qu’elle repérait des actrices-clés de ces mouvements. Mais rendre compte de ce travail sur Internet n’a finalement pas été possible autrement que par des transcriptions textuelles.

Pour les chercheurs les plus technophiles, il est inconcevable de rester dans cet état de dénuement technologique. C’est pourquoi certains d’entre eux se sont emparés de logiciels de montage : ceux qui sont mis à disposition des usagers à l’achat d’un ordinateur, comme Movie Maker (PC) ou iMovie (Mac) ; mais surtout des logiciels payants, initialement destinés à un public de professionnels du montage vidéo comme Adobe Premiere ou Final Cut Pro. Ces chercheurs font alors un usage stratégique et tactique de ces outils, au sens de Michel de Certeau, n’utilisant qu’une partie des fonctionnalités, dédiées à l’annotation. En effet, ces logiciels n’ont pas été conçus pour la recherche et ils ne répondent que partiellement aux besoins des analystes de l’image. S’ajoute à cela le lourd investissement financier que leur usage suppose (achat d’un ordinateur suffisamment puissant équipé du logiciel), ainsi que la complexité d’usage générée par le grand nombre de fonctionnalités inutiles et donc parasites pour le chercheur. Par ailleurs, la pratique du montage (qui peut s’avérer utile dans certains cas de figure) demande en soi des compétences poussées et rares dans le champ des SHS.

On le voit, pour les chercheurs et chercheuses appartenant aux disciplines issues des Humanités, le développement de solutions technologiques adaptées à la recherche s’impose. Un projet tel que Mediascope à l’INA a ainsi fourni une solution pour le fonds spécifique de cette institution. D’autres solutions ponctuelles essentiellement développées à des fins expérimentales dans le cadre de projets de recherche se sont succédées (Advene, Coco, Lignes de temps). Pour autant, on manque encore d’outils génériques, libres et open source, ainsi que de standards communs. De tels outils, et les pratiques qui les accompagnent, devraient ouvrir de nouvelles perspectives en simplifiant les procédures, en permettant des fouilles plus systématiques, en pérennisant les résultats et en favorisant le partage grâce à l’adoption de standards communs, dans une dynamique de science ouverte. Autant de défis pour la communauté interdisciplinaire en voie de constitution avec ce consortium.